C'est en Argentine après la crise de 2001, et avec Eloisa cartonera, première maison d'édition cartonera fondée en 2003 par Fernanda Laguna, Washington Cucurto et Javier Barilano que naît un nouveau modèle de diffusion littéraire antiélitiste, informé par les micropolitiques culturelles queer. Située aux antipodes de la logique néolibérale qui préside à la restructuration du champ littéraire argentin au début des années 2000 à travers la formation de grands conglomérats internationaux, Eloisa cartonera est en effet la première coopérative sans but lucratif de fabrication artisanale d'objets littéraires élaborés à partir de textes cédés par les autrices/auteurs selon le principe du copy left (encore appelé « gauche d'auteur ») et dont la couverture est faite de carton, acheté aux cartoneros1 de Buenos Aires qui participent également de la production des ouvrages. La diffusion de la pensée queer accompagne l'essor de ce nouveau mode de politisation, de circulation et de non-consommation de la littérature porté par des contre-projets éditoriaux underground et populaires –qui se sont par la suite largement développés en Argentine, en Amérique Latine et partout dans le monde, jusqu'en France– soutenant, entre autres hérésies culturelles, les conditions de possibilité de l'accès des minorités sexuelles à la parole.
Les politiques queer des représentations et des savoirs traversent en effet le projet d'Eloisa cartonera comme en témoigne le titre même du catalogue: “Nouvelle Prose et Poésie Sudaca Border” et le retournement du stigmate –double et intersectionnel– qui le sous-tend. A travers la réappropriation du concept psychiatrique « borderline » et de l'adjectif péjoratif « sudaca » qui désigne les latino-américains, se joue en effet le passage du discours injurieux des intermédiaires éditoriaux qui marquent et excluent les corps et textes abjects, à l'autodénomination, productive de nouvelles formes de subjectivations littéraires et sociales.
Des amours délirants entre zombies gays de Peter Pank au S/M lesbien post-pornographique de Gabriela Bejerman, en passant par les Harlequins queer et kitsch de Dalia Rosetti, l'esthétique queer trash informe l'antipoétique de ces récits, à l'image de l'anthologie Vive les putes, publiée en 2013. On y retrouve une volonté d'hyperboliser le quotidien queer et les sexualités dissidentes, une surenchère inflationniste très camp, qui visibilise à l'extrême ce qui reste dans le hors-champ des productions culturelles hétéronormatives. Proposant des représentations qui questionnent la fixité des identités de genre, dépassent l'opposition homo/hétéro, les identités gay/lesbienne et font proliférer les identités nomades et dissonantes, les contre-projets éditoriaux cartoneros/queer engagent des actrices/acteurs gender fuck (productrices/producteurs, réceptrices/récepteurs), souvent exclu.es des circuits culturels mainstream, et qui s'inscrivent dans une même communauté post-identitaire que ces micropolitiques culturelles contribuent à construire.
1 Le mot cartoneros (« collecteurs de cartons » ou « cartonniers » en français) désigne les milliers de femmes et d'hommes qui vivent de la collecte de cartons dans les rues de Buenos Aires. Phénomène existant depuis des décennies, leur nombre s'est considérablement accru après la crise de 2001, transformant les cartoneros en symbole tant de la misère que des luttes sociales et des résistances à l'ordre néolibéral en Argentine.